Synopsis des oeuvres

Synopsis des oeuvres

Laya  pour flûte et bol japonais (1998)

Pièce de virtuosité, Laya souhaite s’inscrire dans la lignée des oeuvres pour flûte seule du XXème siècle qui ont fait évoluer la technique instrumentale.
Laya  mêle trois grands principes d’écriture : harmonie/timbre, monodie, contrepoint rythmique générant une polyphonie (fugue rythmique). Le bol japonais présent au début et à la fin, joue un rôle de structuration temporelle et d’enveloppe harmonique à partir de laquelle la pièce se déploie et se construit.
L’opposition des temps musicaux est sans doute ce qui caractérise le mieux cette pièce ; les liens qui unissent les différents tempi prennent leur source dans la signification du mot sanskrit laya, littéralement le tempo, mais également la pulsation intérieure, philosophiquement le rythme vital. C’est aussi le nom d’un des rythmes hindou – tala – du système de Sarngadeva (XIIIème siècle) qui, par ailleurs, structure la polyphonie.

 

 

Prana  pour deux flûtistes (piccolo, flûte en ut, flûte alto) (1991)

Cette pièce est née d’une sonorité imaginaire, d’une idée de matériau musical proche du souffle – c’est la signification symbolique du mot sanscrit Prana – dans lequel les dimensions de vitesse et de fluidité, comme qualités intrinsèques du son, se transforment progressivement en paramètres plus concrets.
L’autre idée directrice se trouve dans la notion de temps musical relatif aux deux flûtistes :
– unitaire : dans l’élaboration de la “sonorité”, et en quelque sorte “hors du temps”
– ou dissociée : évolution dans des tempi et des métriques indépendants.
Prana propose aussi un parcours où la forme se dessine à partir des couleurs instrumentales des différentes flûtes, tour à tour fusionnées ou opposées.

 

 

Khi pour flûte et harpe (1998)

Khi représente un enjeu tout autant spéculatif que poétique. A posteriori, la problématique de la composition se poserait en ces termes : comment concilier et associer l’univers chromatique – archétype d’une tradition d’écriture de la flûte depuis Debussy – à la contrainte diatonique fonctionnelle inscrite dans la facture même de la harpe (elle ne peut jouer que sept sons simultanément) ?
Cette dialectique fonde la recherche d’une cohérence ordonnatrice de l’écriture, dont le noyau dur a été l’élaboration d’un langage compatible voir commun  ; ce qui n’exclue pas une tension continue entre les deux instruments qui, sous des apparences multiples, caractérise cette pièce.
Khi reprend également des principes récurrents comme la polyphonie d’actions, la virtuosité en vue d’un résultat timbral, la superposition des temps musicaux.
Trois parties s’enchaînent sans interruption :
– la première partie est comme un grand geste anacrousique en continuum, élaboré sur une matière hétérophonique.
– dans la seconde partie, la harpe “propose” un changement progressif de son accord (au moyen de la technique des glissandi de pédales) générant différentes qualités/grains du matériau auxquelles répond la flûte.
– la troisième partie met en jeu une dialectique entre temps structuré et temps lisse, structure et ornement ; ces deux niveaux sont ici dissociés entre la harpe – qui prend en charge la substance harmonique et le cadre rythmique – et la flûte – dans le rôle ornemental et libre – tout en cultivant une certaine ambiguïté dans le discours de l’une et de l’autre.

 

 

Gong  pour flûte et piano : la vibration de l’air…    (2002)
dédié à Françoise Ducos et Malgosia Fender

GONG                                                  GONG

Klang, nichtmehr mit Gehör          Timbre qui n’est plus par l’ouïe
messbar. Als wäre der Ton,           mesurable. Comme si le son,
der uns rings übertrifft,                  qui nous surpasse de toutes parts,
eine Reife des Raums.                      était l’espace qui mûrit.

Rainer Maria Rilke

Différentes esquisses de poèmes de Rilke portent le titre “Gong” dont celle reproduite ci-dessus que j’ai choisi de placer en exergue.
Gong” évoque bien sûr la dimension sonore mais aussi mythique de cet instrument extraordinaire.
Un seul frappé mettant en vibration un gong se prolonge, en effet, en une multitude de partiels se modulant les uns les autres presque à l’infini.

Le premier mouvement est une recherche sur un seul geste sonore – présenté au tout début par la flûte, puis parcouru d’éclats et de résonances – et sa “modulation”  temporelle (organisation des proportions du temps et du rythme) et spatiale (projection/résonance). Le piano et la flûte se prolongent l’un l’autre comme un seul instrument.

Le second mouvement est une suite de variations. Les instruments évoluent dans une polymétrie continuellement variée dans un esprit proche du motet isorythmique médiéval.

 

 

Noun  pour flûte en sol système Kingma  (2004)

Le titre “Noun” fait référence à la lettre hébraïque N dont le symbole numérique est 50 ; Noun est tout simplement la 50ème pièce de mon catalogue. Elle est dédiée à Françoise Ducos.
Noun est  inspiré par le magnifique instrument conçu par la luthière hollandaise Eva Kingma. Cette flûte offre de nouvelles possibilités grâce au système permettant les quarts de ton.
L’écriture monodique est basée sur une évolution d’échelles non conventionnelles induisant une expressivité particulière  : par exemple la division des tierces majeures et mineures en ¾ et ¼ de ton). La mélodie recherche ainsi plutôt les qualités expressives des “grands” intervalles “faussés” par rapport à leur valeur tempérée et non pas seulement les possibilités infra-chromatiques (petits intervalles de quart de ton). Elle exploite aussi les couleurs différenciées des registres typiques de la flûte en sol et les possibilités de virtuosité de la flûte Kingma.

 

 

Ecrits sur le souffle pour flûte basse et récitant  (2012)

Claudel disait de ses   Cent phrases pour éventail   qu’elles sont «  écrites sur le souffle  » et que «  tout poète rêve de faire tenir un monde  dans une petite formule  ».
Les exemples des poètes chinois et japonais lui ont suggéré l’idée de fabriquer des tableaux de poésie, en disposant drôlement les membres d’une phrase expressive, en coupant les mots  :
«  … laissons à chaque mot, l’espace – le temps –  nécessaire à sa pleine réalité, à sa dilatation dans le blanc.  »

Ces Écrits sont inspirés par ces poésies et en constituent un prolongement musical imaginaire. La flûte basse a été exploitée aux confins de ses possibilités et de ses registres en proposant des univers variés et contrastés. Chaque pièce développe un microcosme, un climat, des modes de jeux suggérés par chaque Ecrit.

1 Que le souffle de l’éventail…
2 Le sentier plein de délices
3 Partout
4 J’écoute…

 

 

 

Kalachakra pour clarinettes et marimba dédié à Pascal Pariaud et Laurent Vieuble

Kalachakra est un mot sanscrit qui signifie « la roue du temps » symbole du caractère cyclique de la vie dans la tradition bouddhiste. Kalachakra est avant tout une recherche sur la perception du temps – contraction / dilatation – métamorphose d’un matériau musical dans des formes multiples et sur les rapports de timbre qu’entretiennent les instruments : petite clarinette, clarinette basse et le marimba à l’étendue gigantesque (cinq octaves) et à la sonorité féérique. A la fois corps chantant, percussion résonante et enveloppe harmonique, le marimba s’associe aux différentes tessitures des clarinettes – les deux clarinettes se prolongent en un super-instrument, équivalent par l’ambitus au marimba – .

La clarinette se dégage progressivement de la sonorité initiale en tant que ligne monodique, souffle conduit et le rapport instrumental unitaire qui caractérise la pièce se dénoue soudain dans un discours plus polyphonique, juste avant l’unification finale. Le choix des instruments et le jeu à travers les plans de tessitures symbolisent l’idée cyclique : relation entre le haut et le bas, l’aigu et le grave, le passage de l’un au multiple…

 

 

 

Ein Hauch um nichts (un souffle autour du rien) pour un clarinettiste chanteur : clarinette, chalumeau, clarinette basse et voix.

 Ecrite pour Pascal Parriaud, interprète qui allie la maîtrise de la technique des clarinettes et chalumeaux à un talent de chanteur, cette pièce s’appuie sur un poème de Rainer Maria Rilke, “Musik”, évoque lun des sonnets à Orphée, et en propose une résonance instrumentale.

Rilke s’est peu exprimé sur l’art musical pourtant profondément sous-jacent à sa poésie, autant d’un point de vue sonore que selon une conception architecturale. Chez lui, la musique semble art de l’espace aussi bien que du temps.

On peut trouver dans sa poésie des éléments sonores ordonnés selon des correspondances de nombre pouvant s’identifier presqu’à la forme pure, “selon une mathématique de l’invisible”; rejoignant en cela Varèse pour qui “toute forme peut être saisie comme la cristallisation d’un son”.

L’auteur des sonnets à Orphée semble hanté par une musique de l’invisible, moment où le chant s’affranchit du langage pour se faire “souffle autour du rien”…

12ème sonnet à Orphée (extrait)

 Reine Spanung. O Musik der Kräfte!        Pure tension. O musique d’énergie!

 Musik

 Wüsste ich für wen ich spiele, ach!          Que ne sais-je pour qui je joue, hélas!

immer könnt ich rauschen wie der Bach.  toujours je pourrais murmurer comme le ruisseau.

 Ahnte ich, ob tote Kinder gern               Que ne puis-je deviner si des enfants morts volontiers

tönen hören meinen innern Stern;            écoutent le chant de mon étoile intérieure;

ob die Mädchen, die vergangen sind,       si les jeunes filles qui ont disparu,

lauschen wehn um mich im Abendwind. attentives autour de moi soufflent dans le vent du soir.

Ob ich einem, welcher sornig war,              Si de telle ou telle ombre courroucée

leise streife durch des Totenhaar…               j’effleure doucement la chevelure funèbre…

Denn was wär Musik, wenn sie nicht ging  Car que serait la musique, si elle n’allait

weit Hinüber über jedes Ding?                     très loin dans l’au-delà de toute chose?

Sie, gewiss, die weht, sie weiss es nicht,     C’est sûr, elle qui souffle, elle l’ignore,

wo uns die Verwandlung unterbricht.          où la métamorphose nous interrompt.

Dass uns Freunde hören, ist wohl gut -,      Que des amis nous écoutent, voilà qui est bon -,

aber sie sind nicht so ausgeruht                   mais ils ne sont jamais pacifiés

wie die Andern, die man nicht mehr sieht    comme les autres, ceux que l’on ne voit plus:

tiefer fühlen sie ein Lebens-Lied,                 qui plus profondément sentent un chant de vie,

weil sie wehen unter dem, was weht,          car c’est au coeur du souffle qu’ils ont souffle,

und vergehen, wenn der Ton vergeht.         et s’évanouissent quand le son s’évanouit.

 

 

 

“…questi, che mai da me non fia diviso…” 
(“…celui-ci qui jamais plus ne sera loin de moi…”)
d’après Dante, la Divine Comédie, l’Enfer: chants 1, 4, 5 (25’)

Le texte choisi, l’un des passages les plus émouvant de la Divine Comédie, met en scène la rencontre de Dante, conduit par Virgile, avec Paolo et Francesca*, personnages de damnés et figures paradoxales de l’amour impossible de Dante pour Béatrice. En effet, Dante met Francesca en Enfer mais il écoute avec une pitié infinie l’histoire de sa faute, ce qui peut paraître un insoluble paradoxe opposant le poète et le théologien.

Citons Borgès: “Béatrice exista infiniment pour Dante. Celui-ci très peu, sinon pas du tout, pour Béatrice; nous avons tous tendance par pitié, par vénération à oublier cette malheureuse discordance, inoubliable pour Dante. Je lis et je relis les péripéties de sa rencontre fictive et je pense aux deux amants que l’Alighiere rêva dans l’ouragan, du deuxième cercle et qui sont l’emblème obscur, même à son insu ou contre sa volonté, de ce bonheur qu’il n’a pu atteindre. Je pense à Francesca et à Paolo, unis pour toujours dans leur Enfer. ”Questi, che mai da me non fia diviso…” (celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi) C’est avec un terrible sentiment d’amour, avec anxiété, avec admiration, avec envie que Dante à dû forger ce vers. (neuf essais sur Dante)

L’idée de faire vivre l’argument du texte de Dante en mêlant instruments anciens et modernes m’a été dictée par les musiciens eux-mêmes: (la personnalité et les traits spécifiques des musiciens pour lesquels j’écris, sont toujours pour moi, un des plus puissant moteur de l’inspiration)
-la voix d’Anne Quentin évolue avec souplesse et une prédilection affirmée dans les musiques anciennes (du chant grégorien au baroque), par ailleurs, Sophie Brière et Pascal Pariaud ont développé un intérêt pour le répertoire et la technique des instruments baroques.
Cette particularité m’a permis d’enrichir et de multiplier les sonorités et surtout, d’orchestrer les 4 parties que comportent l’oeuvre:

– 1ère partie:  “décor”, où les 3 musiciens (voix, hautbois, clarinette basse) sont réunis pour évoquer le 2ème cercle de l’Enfer où se place la rencontre.

– 2ème partie:  “la rencontre”  (voix, hautbois, clarinette sib) dans l’ouragan du 2ème cercle et prière de Francesca.

-3ème partie: “chant de l’amour entre Paolo et Francesca” (voix, chalumeaux)

– 4ème partie: “lamento”: récit de Francesca: une histoire d’amour (celle de Lancelot et Genièvre) leur a révélé leur amour réciproque.

 texte

la divine comédie: l’enfer

 1ére partie

 (chant I 1) …per una selva oscura …    …par une forêt obscure…

 (I 60) …dove’l sole tace…                    …où le soleil se tait…

 (chant IV 149) per altra via (…)             par une autre voie (…)

fuor de la queta, ne l’aura que trema,     hors du calme, dans l’air qui tremble,

E vegno in parte ove non è che luca.      Et je vins en un lieu où la lumière n’est plus.

(chant V 28) Io venni in loco d’ogne luce muto, Je vins en un lieu où la lumière se tait,

che mugghia come fa mar per tempesta,            mugissant comme mer en tempête,

se da contrari venti è combattuto.                       quand elle est battue par vents contraires.

2ème partie

 (chant V 73) … “Poeta , volontieri …         “Poète , volontiers

parlerei a quei due che’nsieme vanno,          je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble,

e paion si al vento esser leggeri.”                 et qui semblent si légers dans le vent.”

Ed elli a me: “Vedrai quando saranno           Et lui à moi: “tu les verras quand ils seront

piu presso a noi; e tu allor li priega                plus près de nous; alors prie-les

per quello amor che i mena, ed ei verranno.”  par l’amour qui les mène, et ils viendront.”

Si tosto come il vento a noi li piega,           Dès que le vent vers nous les plie,

mossi la voce: “O anime affannate,             je leur parlai: “O âmes toumentées,

venite a noi parlar, s’altri nol niega!”          venez nous parler, si nul ne vous le défend!”

Quali colombe dal disio chiamate              Comme colombes à l’appel du désir

con l’ali alzate e ferme al dolce nido        les ailes droites et fixes vers le doux nid

vegnon per l’aere, dal voler portate;         viennent par l’air, portées par le vouloir;

(88) “O animal grazïoso e benigno           “O créature gracieuse et bienveillante

che visitando vai per l’aere perso               qui viens nous visiter par l’air sombre

noi che tignemmo il mondo di sanguigno,   nous dont le sang teignit la terre,

se fosse amico il re de l’universo,             si le roi de l’univers était notre ami,

noi pregheremmo lui de la tua pace,         nous le prierions pour ton bonheur,

poi c’hai pietà del nostro mal perverso.    puisque tu as pitié de notre mal pervers.

Di quel che udite e che parlar vi piace,      De tout ce qu’il vous plaît d’entendre et de dire,

noi udiremo e parleremo a voi,                  nous entendrons et nous vous parlerons,

mentre che’l vento, come fa, ci tace.          tandis que le vent, comme il fait, s’adoucit.

3ème partie

(100) Amor, ch’al cor gentil ratto s’apprende,   Amour, qui s’apprend vite au coeur gentil,

prese costui de la bella persona                          prit celui-ci de la belle personne

che mi fu tolta; e’l modo ancor m’offende.       que j’étais; et la manière me touche encore.

Amor, ch’a nullo amato amar perdona,            Amour, qui ne consent à nul aimé de ne pas réaimer,

mi presse del costui piacer si forte,                  me prit si fort de la douceur de celui-ci,

che, come vedi, ancor non m’abbandona.        que, comme tu vois, il ne me laisse pas.

Amor condusse noi ad una morte.                   Amour nous a conduits à une mort unique.

4ème partie

(116) … “Francesca, i tuoi martiri … “          Francesca, tes martyres

a lagrimar mi fanno tristo e pio.                   à pleurer me font triste et pieux.

Ma dimmi: al tempo d’i dolci sospiri,           Mais dis-moi: du temps des doux soupirs,

a che e come concedette amore                     à quoi et comment permit amour

che conosceste i dubbiosi disiri?”                 que vous connaissiez vos incertains désirs?”

(127) Noi leggiavamo un giorno per diletto    Nous lisions un jour par agrément

di Lancialotto come amor lo srinse;                de Lancelot, comment amour le prit;

soli eravamo e sanza alcun sospetto.               nous étions seuls et sans aucun soupçon.

Per piu fïate li occhi ci sospinse                    Plusieurs fois la lecture nous fit lever les yeux

quella lettura, e scolorocci il viso;                et décolora nos visages;

ma solo un punto fu quel che ci vinse.          mais un seul point fut ce qui nous vainquit.

Quando leggemmo il disïato riso                 lorsque nous vîmes le rire désiré

esser basciato da cotanto amante,                être baisé par tel amant,

questi, che mai da me non fia diviso,           celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi,

la bocca mi bascio tutto tremante. (…)”         me baisa la bouche tout trembant. (…)”

 

 

Moderna cantica pour soprano et violon (2001)

Tropes de l’introït de la liturgie de Pentecôte (adaptation des textes de Didier Rimaud)
Motets sur les clausules de l’organum Alleluia paraclitus (Ecole de Notre Dame)

L’idée séduisante, de prime abord, de retourner à la source des premières compositions médiévales, s’est révélée progressivement une expérience pertinente. En effet, les principes fondateurs de notre civilisation musicale – comme la notion de composition telle qu’elle apparaît dès le Xème siècle – représentent des sortes d’”universaux” dans lesquels on peut lire des factures toujours vivantes, voire étonnamment modernes.
Le plus difficile à assumer dans un tel projet était peut-être la coexistence stylistique. Comment, en effet jeter un pont entre des langages aussi éloignés temporellement ? Là aussi, les compositions médiévales, dans leurs audaces irréductiblement expérimentales, nous indiquent des chemins possibles : réappropriation des répertoires plus anciens, mélanges des langues…

Les tropes de l’introït, adaptés sur des textes bibliques en version latine, sont des amplifications à plusieurs degrés de la mélodie grégorienne qui multiplient la structure fondamentale dans ses composantes mélodiques et ornementales, ses “gestes premiers” (courbe monodique, neumes). Le violon propose un double, un écho de la voix qui s’intègre à la résonance.

Les quatre motets composés adaptent sur les clausules sanctus et nomine  (sections rythmées et vocalisées) de la première partie de l’organum Alleluia paraclitus de nouveaux textes en langue française choisis en résonance sémantique (à l’image des «  gloses  » médiévales)  : deux textes bibliques sur la manifestation de l’esprit/souffle, deux textes poétiques.
Les motets prolongent l’organum tant par les textes que par la musique dont l’écriture est strictement régie par les lois contenues dans les structures premières du rythme et des mélodies : la teneur isorythmique des clausules (mélodie conçue sur un cycle rythmique qui se répète en boucle) sert  de point de départ à une “giration” polyrythmique et polymétrique ; de même, les mélodies en génèrent la substance sonore.

Organum : Alleluia paraclitus spiritus sanctus quem mitet pater in nomine meo

Textes des motets  :

1  Rois 19  11-13

Et voici que YWHW passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de YWHW, mais YWHW n’était pas dans l’ouragan; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais YWHW n’était pas dans le tremblement de terre; et après le tremblement de terre un feu, mais YWHW n’était pas dans le feu; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Élie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte.

Exode 24  15-18

La nuée couvrit la montagne. La gloire de YWHW s’établit sur le mont Sion, et la nuée le couvrit pendant six jours. Le septième jour, YWHW appela Moïse du milieu de la nuée.  L’aspect de la gloire de YWHW était aux yeux des Israélites celui d’une flamme dévorante au sommet de la montagne. Et Moïse entra dans la nuée et monta sur la montagne. Et Moïse demeura sur la montagne quarante jours et quarante nuits.

(traduction de la bible de Jérusalem)

 

 

Kyû pour orgue (juillet 2002) dédié à Raffi Ourgandjian

Kyû désigne la note fondamentale de la gamme chinoise.
Dans le réseau symbolique chinois où des emblèmes numériques sont attribués aux 5 notes et aux 5 éléments, la note kyû correspond au chiffre 5 et à l’élément “terre”.
Cette symbolique est présente dans la conception de l’oeuvre ainsi que la référence à la poésie du haiku (n°3) et de Rilke (n°4).

1 ricercare

2 espaces inversés

3 haiku
nuit courte
                au gué subsiste
                    un morceau de lune

4 “la vaste conque de l’oreille du monde”

1

Bourdonnement épars, silence perverti,
tout ce qui fut autour, en mille bruits se change,
nous quitte et revient :
rapprochement étrange de la marée de l’infini.

Il faut fermer les yeux et renoncer la bouche,
rester muet, aveugle, ébloui :
l’espace tout ébranlé, qui nous touche
ne veut de notre être que l’ouïe.

Qui suffirait? Oreille peu profonde
déborde vite -, et ne penche-t-on
contre la sienne, pleine de tous les sons,
la vaste conque de l’oreille du monde?

2

Comme si l’on était en train
de fondre des Dieux d’airain,
pour y ajouter encor
des Dieux massifs, tout en or,
qui en bourdonnant se défont.
Et de tous ces Dieux qui s’en vont
en de flambants métaux,
s’élèvent d’ultimes sons
royaux!

(…)

Rainer Maria Rilke

 

 

Pentacle pour quintette à vent
L’oeuvre développe une double idée. Le discours initial réunit tous les instruments malgré la diversité des timbres dans une continuité et une convergence des lignes pouvant s’apparenter à certains moments à une monodie  -qui génère sa propre «  aura  » harmonique-. Ce principe unificateur se brise soudain dans une texture polyphonique de mélodies évoluant dans des vitesses et tempi indépendants et qui progressivement aboutit à une giration des lignes.

 

 

Mémoire des nuits  sur des poèmes de Paul Eluard pour soprano, mezzo, choeur de femmes et quintette à vent

C’est au poète de l’incantation, de l’illumination amoureuse que fait écho Mémoire des nuits. Les extraits de Défense de savoir, L’amour, la poésie, sont choisis pour les thèmes, les évocations qu’ils expriment  : la nuit, le regard, l’absence, le silence, le miroir…
A partir de cette trame s’élabore déjà un travail musical de correspondances sonores et de polyphonies induites. Les poèmes, utilisés intégralement ou par fragments, réfléchissent leur image comme dans des miroirs.
Le rythme et la musicalité de la poésie d’Eluard constituent en eux-mêmes une structure musicale, alliance de mélodies de mots et d’idées. La musique veut se mettre au service du poème  ; elle ne cherche qu’à exprimer, amplifier la mélodie sous-jacente.

Dans Mémoire des nuits, parlé et chanté coexistent et se rencontrent  : libre évolution de la musicalité des mots en rapport avec lignes, courbes, timbres vocaux et instrumentaux. Les thèmes obsessionnels provoquent la polyphonie en résonances sémantiques et sonores.
Le texte se partage entre le choeur de femmes, divisé en groupes de nombre variable, les voix solistes et les interventions parlées des instrumentistes. Le jeu des combinaisons thématiques qui se crée entre groupes et protagonistes induit de lui-même une théâtralité.
Chaque voix, chaque groupe, se définit par un mode d’écriture et d’expression spécifique  :  ornementation, incises mélodiques, intervalles de prédilection, harmonie, couleur vocale…
L’écriture s’appuie sur la diversité des rapports entre les voix  : depuis la monodie, qui laisse s’échapper toute la clarté du texte, jusqu’à une polyphonie dense dans laquelle l’auditeur suit un fil conducteur à multiples résonances, où il fait son choix d’imaginaire…
Les instruments, outre leur rôle conducteur et structurel, tendent à être à la voix ce que le chant est au poème  ; agir en alliance avec elle comme porteurs et révélateurs  : tour à tour enveloppe harmonique, coloration  des mots, amplifications ornementales… Leur champ d’évolution, volontairement réduit et qui n’éclatera qu’à la fin, est l’image des voix égales, ensemble homogène de registre où le grave est absent.

 

textes  de l’oeuvre : l’amour, la poésie (1929)

Premièrement (XXI, XXVI), Seconde nature (II,III), Défense de savoir I (I,IV, VI),  Défense de savoir II (IV, V)

La nuit, les yeux les plus confiants nient
Jusqu’à l’épuisement  :
La nuit sans une paille,
Le regard fixe dans une solitude d’encre.

Nos yeux se renvoient la lumière
Et la lumière le silence
À ne plus se reconnaître
À survivre à l’absence.

La solitude l’absence
Et ses coups de lumière
Et ses balances
N’avoir rien vu rien compris

La solitude le silence
Plus émouvant
Au crépuscule de la peur
Que le premier contact des larmes

L’ignorance l’innocence
La plus cachée
La plus vivante
Qui met la mort au monde.

Toutes les larmes sans raison
Toute la nuit dans ton miroir
La vie du plancher au plafond
Tu doutes de la terre et de ta tête
Dehors tout est mortel
Tu vivras de la vie d’ici
Et de l’espace misérable
Qui répond à tes gestes
Qui placarde tes mots
Sur un mur incompréhensible

Et qui donc pense à ton visage  ?

Il fait toujours nuit quand je dors,
Nuit supposée, imaginaire
Qui ternit au réveil toutes les transparences.
La nuit use mes yeux que je délivre
N’ont jamais rien trouvé à leur puissance.

Les espoirs, les désespoirs sont effacés,
Les règnes abolis, les tourments, les tourmentes
Se coiffent de mépris,
Les astres sont dans l’eau, la beauté n’a plus d’ombres,
Tous les yeux se font face et des regards égaux
Partagent la merveille d’être en dehors du temps.

Ce que je te dis ne me change pas,
Je ne vais pas du plus grand au plus petit.
Regarde-moi :
La perspective ne joue pas pour moi.
Je tiens ma place
Et tu ne peux pas t’en éloigner.

Il n’y a plus rien autour de moi
Et, si je me détourne, rien est à deux faces :
Rien et moi.

Ma présence n’est pas ici.
Je suis habillé de moi-même
Il n’y a pas de planète qui tienne
La clarté existe sans moi.

Née de ma main sur mes yeux
Et me détournant de ma voie
L’ombre m’empêche de marcher
Sur ma couronne d’univers,
Dans le grand miroir habitable,
Miroir brisé, mouvant, inverse
Où l’habitude et la surprise
Créent l’ennui à tour de rôle.
Ricercare  pour 5 trombones   Alain Besson

Le terme ricercare  évoque bien sûr la forme polyphonique cultivée par les maîtres du XVIIème siècle comme Frescobaldi. Ricercare  signifie aussi “recherche” au sens étymologique, et cela ouvre des perspectives infinies…
…dont j’ai retenu l’idée de travail sur un matériau très réduit, la forme comme conduite d’une trajectoire, la progression par variation – en particulier selon la technique des dérivés-, le jeu des proportions…
la sonorité merveilleusement riche et homogène de l’ensemble de trombones induisant immédiatement, pour moi, à la fois la dimension spatiale et un univers intemporel proche du sacré.